Du 24 au 28 juin
Au premier abord le train n’a pas vraiment quoi que ce soit de spécial. On dirait vaguement un TER, en un peu moins large peut-être… Ce n’est pas que je m’attendais à une locomotive à vapeur ou un truc folklorique dans le genre, mais au moins un petit côté construction soviétique aurait donné du cachet. Cela-dit les trains c’est comme un pull tricoté par mémé, qu’importe son aspect tant qu’il est confortable.
J’ai pris le billet le moins cher possible, pas pour le contact avec le bas peuple, juste parce que c’est moins cher. C’est Yura qui m’a fait une réflexion intéressante sur ce sujet avant que je parte. Il ne comprenait pas trop l’engouement des occidentaux pour ce train. Ici les gens ne le prennent que parce qu’ils n’ont pas les moyens de prendre l’avion. Le côté historico-romantique du trajet les passionne autant que mon envie de faire la queue pour escalader un empilement de poutrelles métalliques en plein Paris… Et pour le côté typique on repassera, on a plus de chance de croiser un occidental dans son wagon que dans un coucou de l’Aeroflot.
Mais revenons-en à mon billet de pingre. Il m’a quand même valu d’être le seul du wagon à qui la provodnitsa (Проводнитса ) n’a pas donné de draps. Au moins je n’aurai pas amené mon sac de couchage pour rien. La provodnitsa c’est la chef du wagon, il y a pas mal d’employés dans le train mais chaque wagon a sa propre provodnitsa. La notre s’appelle Tatiana (Татьяна), et elle n’a pas l’air d’aimer ceux qui ne comprennent rien au russe. Pour vous faire une bonne idée de Tatiana imaginez-vous une pionne d’internat d’élèves bouchers qui a besoin de s’incliner pour passer la porte des dortoirs. La jeune femme précédemment décrite ne tiendrait pas cinq secondes face à Tatiana.
Le wagon est divisé en plusieurs compartiments ouverts contenant six couchettes. Au départ dans la mienne il y avait une mère et sa fille, aussi sympathiques qu’un lundi matin, et surtout Maxim (Максим). Il ne parle pas un mot d’anglais, et je maîtrise autant le russe que le patinage artistique, mais il a le mérite d’être déterminé et de ne pas se laisser abattre. Du coup j’ai quand même réussi à comprendre qu’il était dans l’armée ou qu’il faisait son service militaire. Ou alors le costume qu’il avait en montant dans le train est destiné à un bal costumé…
Un costume qu’il n’aura gardé qu’une petite heure avant de revêtir des sandales, un short et un marcel. Il faut dire qu’au bout d’une heure nous étions déjà loin de Moscou et tout le monde commençait à se détendre et prendre ses marques, tous sauf Tatiana. Moscou c’est déjà bien verdoyant mais là on avait atteint la véritable forêt russe. Et l’intérêt d’un train qui ne va pas très vite c’est qu’on a le temps de profiter du paysage. Je vous met au défi d’observer depuis un avion un élan qui broute les herbes inondés par une rivière qui déborde sous la contrainte d’un barrage de castors ! Et ainsi défilent bouleaux et résineux, huttes de castors et hameaux isolés, jusqu’à ce que la forêt s’éclaircisse ; nous approchons de la Volga.
Notre première halte se fait donc dans une ville bordant le fleuve. C’est là que mon compartiment se complète avec la venue de Sergueï (Сергеи) et Raïssa (Раиса). Allez savoir pourquoi, Raïssa, dynamique femme russe en pyjama rose à fleur, s’est mise en tête de me materner dès son arrivée. Notamment en allant exiger auprès de Tatiana une paire de chaussons à ma pointure. Les maigres espoirs qu’il me restait d’arriver à une cohabitation paisible avec ma provodnitsa se sont envolés et je reste en sandales. Maxim quant à lui a la joie de faire connaissance avec Rose, Rachel et Caleb, trois étudiants américains en voyage linguistique. Malheureusement même traduits en anglais les propos de ma jeune recrue ne sont pas très compréhensibles… Par contre une manière simple de communiquer malgré les barrières de la langue reste de pousser la chansonnette. Et tout le monde s’est plutôt bien prêté au jeu, mais c’est à l’unanimité Tatiana qui a scotché tout le wagon avec son bref mais convaincant « Заткнись ! »
Lorsque nous nous éloignons de la Volga nous retrouvons la forêt où le soleil se couche doucement, incitant les passagers à faire de même.
À mon réveil je constate que Sergueï s’est changé en un russe assoupi que je ne verrai jamais réveillé. À peine tombé de ma couchette je suis attrapé par Raïssa qui entreprend de superviser notre petit déjeuner à Maxim et moi-même. Un repas complet qui se termine par la médecine miracle de notre mère adoptive, une flasque de gnôle. Une gorgée contre tout et trois contre le stress. Vu comme elle a l’air détendue je lui fais confiance mais ma bidasse en reste au traitement de base. À mon grand étonnement, une autre qui a l’air d’avoir bu ses trois gorgée médicinales c’est Tatiana. Si elle est plus avenante c’est parce qu’elle a troqué son uniforme de provodnitsa contre celui de l’employée qui parcours les wagons avec un panier plein d’absurdités à vendre aux passagers. La nouvelle patronne du wagon s’appelle Anna (Анна) et on dirait que sa prédécesseur lui a parlé de moi…
Avec le progressif réveil du wagon commence un manège permanent, les allers-venues vers la machine à eau chaude. Les passagers qui n’ont pas de récipients peuvent en demander à la provodnitsa mais vu ma popularité auprès d’elle s’est Maxim qui s’en charge. Et il ne revient pas qu’avec un thé mais également avec un passager en possession d’un paquet de cartes. On se met donc à taper joyeusement le carton et il me faut plusieurs tours pour convaincre mes camarades que j’ai compris les règles…
Le paysage qui défile autour de nous est différent de celui de la veille, vallonné, la présence humaine y est beaucoup plus visible. On aperçoit cultures et bétail ainsi que villes et villages. La différence entre les deux est assez évidente. Les villages se composent de maison en bois et de petits potagers, certains abritent aussi de petites scieries ou les ruines d’anciennes usines. Les villes se distinguent par les horribles bâtiments en béton de style soviétique qui les défigurent tels des furoncles. On ne s’arrête pas à tous les villages mais dans quasiment toutes les villes que nous traversons. Parfois jusqu’à une petite demi-heure ce qui permet aux passagers d’acheter des casse-dalles, de se dégourdir les jambes ou de fumer une clope.
Au coucher du soleil nous atteignons Ekaterinbourg (Екатеринбург), plus ou moins dans le prolongement de l’Oural et pour certains la dernière ville d’Europe, pour d’autres la première d’Asie.
La musique infâme qui sert de sonnerie de téléphone à mon voisin narcoleptique réveille tout mon compartiment à l’exception dudit voisin. Si j’ai l’impression de tomber du lit, le soleil haut dans le ciel m’informe que la journée est bien avancée. Il faut dire qu’en roulant vers l’Est nos journées comme nos nuits sont plus courtes que la normale.
La journée commence sous le signe de l’apprentissage, les américaines apprennent à jouer au durak (дурак) et je suis ravi de constater que leur maîtrise de la langue locale ne les aide pas plus que moi. En retour Rose apprend à Maxim les rudiments du tricot. Nous exploitons aussi une autre technique artistique de communication en remplissant un bloc-note de dessins plus ou moins réussis.
Le paysage que nous traversons a beaucoup changé. Le train roule désormais au milieu d’une grande plaine inondée principalement recouverte de roselières et parsemée de rares bosquets de bouleaux ainsi que de petits villages. Seule la ville d’Omsk (Омск), que nous atteignons en début d’après-midi, fait figure d’exception. En flânant sur les quais je remarque deux choses. Premièrement que nous sommes bien plus au Sud que notre point de départ et qu’il y fait bien plus chaud. Deuxièmement qu’une étrange mélodie emplie l’air un peu lourd. Des types vêtus d’un gilet rouge fluo parcourent les quais armés d’un long marteau et frappent systématiquement différentes pièces sous chaque wagons. Comme pour s’assurer de leur bon fonctionnement à travers le son qu’elles renvoient.
La journée s’écoule tranquillement, ce qui me fait remarquer assez vite la curieuse absence de Tatiana. Mais quand je tombe sur elle en pyjama Snoopy au distributeur d’eau chaude je me retiens de lui dire bonjour. Dieu seul sait de quoi elle est capable quand elle n’est pas de service. Finalement elle est rapidement de retour dans notre couloir vêtue de son uniforme de provodnitsa.
La nuit tombe pendant une halte prolongée à Novossibirsk (Новосибирск) pendant laquelle Maxim arbore à nouveau fièrement son costume militaire pour retrouver sa sœur sur le quai, tandis que Caleb et moi quittons la gare pour une bière fraîche en ville.
Lorsque je me lève, Maxim est en train de remonter dans le train avec un sac de victuailles que lui a remit un vague parent retrouvé sur le quai. Résultat notre petit déjeuner consiste en un poulet rôti et des pommes de terres bouillies. Ce n’est qu’une fois les doigts pleins de graisse que nous réalisons que Раиса ne porte plus son pyjama rose. Et que son sac et rangé. Nous l’accompagnons jusqu’au quais où Tatiana m’engueule pour avoir quitté le train. Sous les remontrances de ma provodnitsa préférée qui finit son service de nuit, je regarde par la fenêtre notre amie s’éloigner de la gare dans un paysage champêtre tels que nous n’en avions pas observés jusqu’ici. Les vallons sont parsemés de villages, de bosquets mixtes mais toujours dominés par les bouleaux, de champs et de troupeaux. On remarque aussi que plus on va vers l’Est plus on croise d’autochtones aux yeux bridés.
Pour nous changer les idées, nous décidons d’humilier les Yankees au durak. La chaleur devient vite étouffante alors que le paysage s’aplanit à nouveau. J’ai du mal à croire mon militaire quand il me dit que nous atteignons la Sibérie. Malgré les passages répétés d’Anna qui nettoie consciencieusement notre voiture, et les toilettes de chats de tous les passagers, le wagon n°10 commence doucement à sentir le fennec, mouillé, mort, depuis huit jours…
Chaque halte prolongée voit l’intégralité des passagers sortir profiter d’un bol d’air et la plupart des hommes n’hésitent plus à rester en caleçon même à l’extérieur du train. Pourtant au coucher du soleil Maxim remet son costume. Et cette fois ci il ne l’enlèvera plus, pas plus qu’il ne remontera dans le wagon n°10. Il part avec un sourire et une étoile en moins. Je l’épingle à mon carnet d’adresse tandis que Tatiana reprend son service et que la voie ferrée s’enfonce dans la taïga :
Don’t smoke in Туалет !
Yes, right… Good night to you too…
До свидания Татьяна !
Даваи ! Иркутск !
Les adieux sont déchirants et je sens que je lui manque déjà. J’abandonne aussi sur le quai d’Irkoutsk mes trois jeunes américains après plus de quatre-vingt six heures partagées ensemble sur la ligne de chemin de fer trans-sibérienne.